Lors de l'une des nombreuses "conversations" que j'ai eues avec lui, en tête-à-tête, Jacques Lévine, qui, à l'époque, travaillait à son livre "Pour une anthropologie des savoirs scolaires, de la désappartenance à la réappartenance" (ESF Edition, 2003), me parlait de la classe comme lieu de figuration de tous ces personnages qui sont à l'origine de ce que nous apprenons aujourd'hui, à l'école. "Il faudrait imaginer, me disait-il, une façon de faire qu'Euclide soit présent en classe."
C'est avec ces paroles plein la tête que j'ai, un jour, pour la première fois, donner à ces petits "diables" de cette 6ème "difficile", comme on la surnommait, la consigne suivante :
"Pour dans quinze jours, vous allez faire une recherche sur Euclide. Vous avez le droit d'aller vous renseigner sur Internet, dans les encyclopédies et les dictionnaires et même auprès de la documentaliste et de votre professeur d'Histoire qui sont au courant et qui vous attendent. Vous chercherez tout ce qui pourra vous aider à comprendre le personnage, son environnement, ses réalisations, ses inventions, enfin un maximum de choses car vous allez... l'incarner. Cela signifie que dans deux semaines, les uns après les autres, je vous demanderai de passer sur l'estrade pour "jouer" ce personnage : pendant au moins 5 minutes chacun, vous serez Euclide ! Et vous parlerez en son nom. Cela devra commencer par "je suis Euclide....." "
La première réaction quasi "pavlovienne" a alors jailli, en un choeur synchrone, des quatre coins de la classe : "ça va être noté ?"
En fait, malgré mes 30 années d'enseignement qui auraient dû m'y préparer, je n'y avais pas pensé !
Dans ces cas là, j'ai aussi appris que rien de tel que le parler vrai pour se sortir d'affaire : "je n'ai pas pensé à cette question, et je crois que c'est parce que, pour moi elle n'est pas essentielle. Ce qui m'intéresse surtout dans cet exercice c'est qu'Euclide soit un moment parmi nous, à travers le jeu de chacun de vous. Et aussi, j'aimerais vous permettre de montrer des capacités que vous pouvez avoir en vous et qui ne sont pas visibles à l'école et encore moins peut-être en cours de maths, comme la capacité à créer une sorte de scénario et à le jouer devant son professeur et ses camarades, sur un personnage très important dans la vie des mathématiques. Evidemment, vous pourrez en profiter pour lui faire dire des choses que vous avez apprises de lui, en classe. Je pense que ce devrait aussi être un bon moment de plaisir pour tous, qui ne sera pas noté. Voilà. Mais ça ne nous empêchera pas de dire comment on a trouvé les différents scénari et leurs interprétations !"
Quinze jours plus tard, à la séance de "casting" du film "Euclide est passé nous voir" voici quelques extraits de ce qu'avec bonheur, j'ai pu entendre et voir.
Jordan
"Je m'appelle Euclide, j'ai 25 ans et je m'apprête à quitter la Grêce où je suis né. Il fait chaud ! J'attends d'embarquer dans ce voilier qui va m'emmener au pays de Ptolémée. J'espère que la mer est bonne. Quand j'arriverai là-bas, en Egypte, je compte ouvrir une école et j'apprendrai à mes élèves tout ce que j'ai écrit dans les "éléments", ce livre où j'ai consigné toutes mes découvertes mathématiques. Seront-il prêts à apprendre par coeur tous mes axiomes ? Je sais qu'ils ne sont pas faciles à retenir , mais il y en a des simples comme "si deux droites sont parallèles, toute droite parallèle à l'une est aussi parallèle à l'autre". Je me demande quelle langue ils parlent là-bas et s'ils comprennent le grec. Bon c'est l'heure d'embarquer ! Salut !"
Amelyne
"Avant de jouer Euclide j'aimerais vous dire que nous sommes en 220 avant Jésus Christ.
Je suis Euclide, depuis que je suis tout petit je m'intéresse au calcul. Ce que je déteste le plus, c'est l'injustice. Et la question à laquelle j'ai longtemps réfléchi c'est comment partager équitablement. Alors j'ai finalement inventé une division (on l'appelle la division euclidienne depuis que je l'ai inventée) où le reste n'est pas distribué, en fait il n'est à personne. Par exemple tu as 15 moutons que tu veux partager entre 4 fermiers, chacun en prendra 3 et il en restera 3. On peut imaginer que ces 3 ne sont à personne, ils vont faire des petits (pour ça, il faudra qu'ils ne soient pas tous des mâles ou tous des femelles) et après on fera encore un autre partage équitable ! Vous avez compris ?"
Mustapha
"Je suis Euclide, je vis en Grêce. En fait je suis grec. Je m'intéresse aux mathématiques, je ne suis pas le seul ici. On est nombreux à en discuter. On discute sur les droites parallèles, les droites perpendiculaires, les triangles, et aussi les divisions. On n'est pas toujours d'accord. Je me demande bien ce que cela deviendra quand je serai mort. Alors je vais me dépêcher de tout écrire dans un livre que je vais appeler "Les Eléments", qui sait, ça pourra servir un jour à d'autres, et peut-être aussi dans 2300 ans ! Je me demande bien comment sera le monde dans ce futur ! Bon, pour l'instant je dois rejoindre mes copains, j'ai rendez-vous à l'école ! Salut !"
Leïla
"Je suis Euclide. Je suis grec et j'adore les mathématiques. C'est ma passion. Quand je m'ennuie, je dessine des triangles, j'en ai fait des familles : la famille des triangles isocèles, ceux qui ont deux côtés de même longueur, la famille des triangles équilatéraux, ceux qui ont trois côtés égaux. J'aime bien aussi rêver et dans mes rêves je me demande bien comment sera le monde dans 2300 ans ? Y aura-t-il des écoles, comme ici, où on discute des mathématiques ? Et ma géométrie sera-t-elle encore connue ? Peut-être que le monde aura disparu ? Bon, j'arrête avec mes idées noires ! Je retourne à mes triangles !"
Nous avons passé, dans cette classe, comme on peut aisément l'imaginer à partir de ces quelques extraits, un inoubliable moment, aussi bien pour les élèves que pour moi dont la surprise fut énorme.
Mais ce qui est encore plus énorme, c'est le changement qu'Euclide avait apporté à l'ambiance de la classe*. De "classe bataille", cette classe est passée au stade de classe "agréable, où on commence à travailler" selon le conseil de classe qui a suivi.
Existant un peu, à l'intérieur de chaque enfant, au travers de ce bel exercice "gratuit", Euclide avait permis à chaque élève, comme l'écrit Jacques Lévine, de se vivre tout à la fois comme "un héritier, un continuateur et un contibuteur de la marche du monde". Il ajoute : "Reprenant Michel Foucault "l'homme naît au milieu des savoirs", nous considérons que l'élève s'ouvre au plaisir d'apprendre chaque fois qu'il va à la rencontre d'un supposé savoir qu'il situe dans l'inconnu des secrets construits par tous ceux qui l'ont précédé et chaque fois qu'il a le sentiment de participer de plain-pied au savoir en gestation, d'être inscrit au club de ceux qui se confrontent aux problèmes majeurs de l'évolution des sciences et de la société."
* Je précise que la classe a bénéficié, simultanément, au cours de cette année scolaire, d'autres types d'expérimentations relatives à ce que Jacques Lévine appelle "la pédagogie des trois alliances". Notamment, ces élèves ont pratiqué les "ateliers de philosophie" à raison d'un par semaine tout au long de l'année, ainsi que des ateliers de psychologie et des ateliers d'interrogation collective sur le fonctionnement de la classe.
Il n'y a pas de "miracle" !
"Dans une classe, lorsqu'un maître accorde à la parole des élèves une valeur importante, quasi aussi importante que la sienne, il permet à sa propre parole d'acquérir plus de sérieux et de valeur " Jacques Lévine